Face au Covid-19, Redex Group, acteur de référence mondiale dans l’industrie de haute précision, réagit en modulant l’angle d’attaque de sa R&D.
Dans quel état d’esprit êtes-vous face à la crise qui nous touche ?
Sylvie Bernard-Grandjean, directrice générale de Redex Group, référence mondiale dans l’industrie de haute-précision (Loiret) : « Il ne s’agit pas d’une mais de trois crises qui s’enchaînent : une crise sanitaire, qui a débouché sur une crise économique et qui va déboucher sur une crise sociale. Je le ressens dans tous les pays où nous sommes présents (tous les continents sauf l’Afrique et la Russie).
Comment avez-vous appréhendé la crise sanitaire ?
Relativement bien. En Europe, nous avons deux usines en France, une en Allemagne, un bureau d’étude dans le nord de l’Allemagne et un en Slovaquie. Nos collègues chinois et italiens ayant été exposés avant nous, nous avons tiré enseignement de leur réaction. Nous avons perçu des signes avant-coureurs d’un malaise en Chine dès début décembre. On craignait des difficultés économiques, mais on sentait aussi quelque chose de plus subtil. De fait. La crise sanitaire a commencé bien avant les dates avancées par les gouvernements.
Quelles actions avez-vous mises en place ?
Comme nous avions bien vu ce qui se passait ailleurs, j’ai tout de suite motivé mes troupes, convaincue qu’il s’agissait non pas d’une vague mais d’un tsunami qui nous arrivait dessus. On a réagi très en amont. Nous avions déjà arrêté la restauration collective, les réunions côte à côte et nous avions déjà renforcé les mesures d’hygiène, avant même le confinement.
Une des clés de l’adhésion à ces mesures en interne ?
C’est inconditionnellement le dialogue social, dialogue que j’ai d’ailleurs renforcé car pour moi, il est essentiel. Je suis intimement convaincue que si vous n’avez pas un dialogue social constructif avec les représentants du personnel, vous ne pouvez pas traverser une telle crise. Sans ce dialogue, la base ne comprend pas, n’accepte pas.
Ces mesures vous ont-elles permis de ne pas interrompre votre production ?
Nous avons continué à travailler. Par roulement. Avec une présence un jour sur deux. Sur nos deux sites français, on a éloigné les postes de travail pour qu’il y ait de la distance et le moins de croisement possible.
En Allemagne, où la conscience du collectif est plus aiguisée, la vision plus citoyenne, la réorganisation s’est faite plus instinctivement. Elle a été très rapide, avec des solutions par eux-mêmes. La Slovaquie a été touchée après nous. J’ai pu lui faire passer ce qu’il fallait.
Cela a-t-il suffi pour autant à vous protéger du tsunami ?
D’un point de vue sanitaire oui, économiquement non. Le tsunami nous est arrivé dessus par les défaillances logistiques et l’arrêt des commandes : les camions qui ne livrent plus, le manque de matières premières, les clients qui ont eu peur, donc annulent ou reportent, les clients sans nouvelles dont on ne sait s’ils existent encore,… Le tsunami nous a impacté par effet de ricochet.
Jusqu’à quel point ?
Nous sommes une société familiale de cinquante ans, nous avons toutes les réserves financières qu’il nous faut pour tenir le coup. Nous avons obtenu un PGE. Financièrement, nous ne devrions pas être dans l’impasse mais il faut que notre business continue.
Sentez-vous une différence depuis le déconfinement ? Une première reprise ?
Le plus notable côté salariés est qu’aujourd’hui, nous avons à gérer la différence d’état d’esprit entre ceux qui sont venus travailler pendant le confinement et ceux qui sont restés chez eux.
Quand vous recevez quelque chose de l’intensité de cette pandémie, vous passez par une phase de colère, d’acceptation, de déprime et après vous remontez, vous reconstruisez.
Dans nos usines françaises, nous en étions arrivés au point d’être heureux de venir travailler, en sécurité. Nous sentions un collectif très fort.
Les gens qui sont revenus au déconfinement en étaient encore à la peur, au rejet, au négatif. Il a fallu remettre en phase les équipes.
En quoi vous était-il essentiel de continuer l’activité ?
On y avait très clairement été invité par le Président Macron. Le message était « Restez chez vous », mais il disait aussi « Allez travailler dès lors que vos entreprises ont mis en place les mesures sanitaires nécessaires à votre protection ».
La grande majorité n’a entendu que la première partie du propos.
Au-delà du fait que nous avons refabriqué des équipements allant sur des machines pour faire des masques, Redex est une industrie essentielle au moins au deuxième rang. Toute activité est essentielle si vous voulez qu’un pays fonctionne.
Nos salariés étaient tout à fait motivés pour venir, d’abord pour que l’entreprise ne se casse pas la figure, parce qu’ils ont bien compris que le risque était élevé, ensuite parce qu’ils ont eu l’impression de faire quelque chose de positif pour l’économie du pays.
Il y a eu une vraie expression du collectif au profit de l’entreprise.
Un collectif très fort, une solidarité, une entraide aussi ?
La solidarité et l’entraide se sont exprimées de manière instinctive. Collectivement nous avons décidé de donner nos deux premières livraisons de masques aux soignants locaux : infirmières, personnels de l’Ehpad et du centre de jeunes handicapés dont nous sommes voisins.
Gel, masques,… Avez-vous privilégié l’entraide de proximité entre industriels français ou fait jouer vos liens avec la Chine ?
Les deux. Nous nous sommes approvisionnés en gel chez notre voisin qui embouteille de l’alcool et des produits ménagers et s’était reconverti. Liens avec la Chine, pour les masques. Là-aussi, j’avais anticipé bien avant, je les avais fait venir de nos bureaux, qui ont su trouver des solutions pour nous les envoyer.
En tant que chef d’entreprise, je suis responsable de la santé de mes salariés. J’ai pris à cœur ce sujet-là dès le départ.
Sans recommandations précises, j’ai fait comme tout chef d’entreprise : j’ai regardé à droite à gauche ce que les autres ont fait, je me suis ouverte à la discussion, j’ai observé, je ne suis pas restée pétrifiée devant la problématique.
Quel est encore l’impact de la crise économique sur votre activité aujourd’hui ?
C’est comme pour le moteur d’une voiture qui roule au ralenti. Si vous baissez trop de régime, vous calez et pour redémarrer, vous avez besoin de beaucoup plus d’énergie que si vous aviez réussi à ne pas vous arrêter.
Redex fait tout pour ne pas caler et garder son énergie au bénéfice d’une accélération plutôt que d’un redémarrage.
Comment voyez-vous ce redémarrage ?
Il y a des moments où j’y crois à fond, non sur une courbe de reprise en V ou en U mais en W, et parfois je crains qu’elle ne se transforme en L.
Émotionnellement, c’est très compliqué, on passe par des montagnes russes entre l’espoir qui renait, une complication qui apparaît, des solutions que l’on pensait pérennes et qu’il faut reprendre, une bonne nouvelle auprès d’un client.
Pour vous qui vendez entre 80 et 90 % à l’export, tout va dépendre de la reprise mondiale ?
On en est complètement dépendant. Dès que ça repart quelque part, Redex repart d’autant. Il reste très peu de sites de production industrielle en France, nos marchés sont à l’international. En Espagne, on sent que ça reprend un peu, en Italie aussi.
En Chine, ça n’a pas encore repris comme avant. Est-ce qu’on reviendra aux mêmes niveaux d’échange ? On commence à rediscuter. On sent un frémissement des investissements.
La Chine est très exportatrice, donc dépendante de la reprise mondiale aussi. C’est le serpent qui se mord la queue ?
La Chine exporte avant tout vers les US ou vers l’Europe, elle dépend de notre reprise. L’échiquier est bien mondial. Et pour y avoir habité plusieurs années, j’observe que la Chine va très vite.
Je suis convaincue qu’elle va laisser tomber la production de masse pour beaucoup plus de productions technologiques et elle en est tout à fait capable. Donc nous, Européens et Américains, allons nous retrouver en concurrence de manière beaucoup plus conséquente avec la Chine dans le monde entier.
Les politiques nationales vont jouer dans la nature et les volumes d’échange. Il ne faut pas oublier que la Chine est une dictature. Quand le président décidera que telle ou telle industrie devra prospérer elle prospérera, quoi qu’il en coûte.
Au-delà du sanitaire et de l’économique, vous identifiez une crise sociale à venir. Quels en sont les signes avant-coureurs ?
La manière dont la crise sanitaire est gérée au plan administratif en est un, chacun renvoyant sur l’autre et en dernier ressort, le ministère du Travail disant « Privilégiez le télétravail ». Mais il a vu une chaîne en usine, avec des ouvriers sur des machines ?
Pour mes salariés, le télétravail, c’est un truc de Parisiens, de cols blancs, un privilège. Et c’est là que la crise va prendre un tournant social. On va aller vers un renforcement de ceux qui font, et non plus de ceux qui pensent.
Le sentiment des territoires d’avoir été un peu abandonnés est palpable dans nos entreprises. On le vit au quotidien. Là où nous sommes implantés à Ferrières-en-Gâtinais, nous sommes dans un désert médical et dans une zone blanche (dans mon bureau le téléphone portable ne passe pas). Il faut voir la réalité en face.
Réindustrialisation de la France, révisions des taxes, vous y croyez ?
Je veux y croire mais je ne vois pas comment la France pourra se réindustrialiser sans changer drastiquement sa structure de coûts.
J’aimerais pouvoir vendre plus en France qu’à l’étranger, cela voudrait dire qu’il y aurait plus d’utilisateurs de machines-outils sur notre territoire.
Mais je ne suis pas convaincue que ça se produise réellement, en tout cas pas en six mois. Pour des principes de réalité économique et sociale.
Quelle méthode au changement préconiseriez-vous ?
Ne pas réfléchir en filières. Ce sont les territoires qui font vivre la France. Moi Redex, je suis à côté de l’entreprise qui fait de l’embouteillage, une autre qui produit des cartons.
Si je ne suis pas très loin d’une école pour l’apprentissage, d’un médecin et d’un hôpital pour que chacun puisse se soigner, je suis plus attractive que si c’est l’inverse.
En Allemagne, l’usine est intégrée au cœur de la ville. Il n’y a pas incompatibilité entre une usine, un centre commercial et des habitations.
Si c’est réfléchi et que des urbanistes travaillent sur cette interconnexion des lieux, on est paré. C’est à ce prix que je peux être attractive pour des salariés, en couple, avec des enfants à élever. L’économie est un tout.
Vous qui faîtes beaucoup de R&D, quelles traces laissera le Covid-19 dans vos pratiques ?
Cette période aura poussé à réfléchir différemment. Nos bureaux d’études étudient de nouvelles manières d’interagir avec nos clients.
Notre métier est de leur apporter des solutions techniques très haut de gamme, ce qui veut dire les accompagner de la conception à l’utilisation de nos solutions et donc avoir des échanges très fréquents.
Les déplacements multiples, l’envoi de nos techniciens sur place au fin fond des Philippines ou du Mexique ne sont plus possibles.
Aujourd’hui, on essaie de voir avec nos équipes locales, si on ne peut travailler davantage avec des outils numériques d’aide à la décision.
Notre R&D se tourne vers plus d’intelligence artificielle.